La fronde par Jean Hounieu
C'est une pure coïncidence. Je peux tout de même m'enorgueillir d'être de la première génération à ne plus économiser des bouts de chandelles, mais à économiser des miettes d’électricité.
Dans la maison, il fallait éteindre la pièce que l'on quittait, avant d'allumer celle où l’on entrait.
Le courant arrivait depuis la route de Bayonne par le chemin de Petite, sous haute tension dans trois gros fils de cuivre dénudés supportés par de hauts pylônes jusqu'à un transformateur, petit bâtiment carré en maçonnerie de trois mètres de haut, couvert de gros isolateurs et de torons de fils bâti devant chez Clos.
Arrivé sous 5000 volts, il en ressortait en 220 avec quatre fils pour être distribué dans tout le village sur des pylônes un peu moins hauts.
Les fils étaient fixés sur les pylônes par des isolateurs qui ressemblaient à des tasses à café renversées.
La haute tension était fixée avec des isolateurs plus gros ressemblant à des bols aussi renversés.
Dès que furent installés ces " tasses " et ces " bols " ils devinrent la cible des garnements.
La chasse se pratiquait surtout sur le chemin du retour de l'école par les plus grands écoliers.
Il y avait deux techniques : lancer les cailloux à la main ou avec la fronde.
La fronde était l'apanage des grands, ceux du certificat d’études.
Mon premier marché fut un troc : une poignée de billes contre une fronde.
Dès que je l'eus en poche, je fus plus fier que ne peut l'être actuellement un vaurien avec un kalachnikov.
La fronde est toujours de fabrication très artisanale. Il faut d'abord trouver une branche en forme d'i grec qui servira de manche.
Une repousse de frêne de par sa forme arrondie est un matériau de luxe. Ensuite il faut dénicher une vieille chambre à air de vélo et en tailler deux lanières, une languette de galoche complètera les fournitures.
Première difficulté il faut faire deux trous dans la languette pour y fixer les deux élastiques, d'abord enfiler puis rabattre et ligaturer avec une ficelle la boucle ainsi formée.
Fixer l'autre bout en le plaquant sur l'une des cornes de l'Y avec une autre ficelle.
Si vous avez bien suivi vous êtes à même d'enchanter n'importe quel gosse en la lui offrant. Il ne reste plus qu'à l'essayer.
Pour ma part en rentrant de l'école, j'exhibais mon acquisition et les conditions du marché.
J’eus droit à la présentation du règlement que je devrais respecter : pas de tir sur les toits, sur les vitres, sur les poules, ni vers chez les voisins.
Pour ma part c'était jouable, on n'avait pas mentionné les tasses !!!
Restait aussi la possibilité de les viser et de les descendre.
Je respectais le règlement, et me mis à tirer sur les tasses. Mais le terrain de chasse se trouvait réduit, si je voulais me camoufler pratiquement il ne me restait que les deux pylônes de part et d'autre de notre maison.
Les munitions étaient abondantes les chemins n'étaient pas goudronnés, et pour les entretenir à la sortie de chaque hiver, se faisaient les "prestations". Chaque famille devait fournir un certain nombre de tombereaux de gravier, ceux qui n'avaient pas d'attelage étendaient à la pelle le gravier apporté sous le contrôle du Maire et du Garde Champêtre.
La cible semble à portée, mais elle est difficile à atteindre. Avec Joseph, mon meilleur copain d’école, nous nous tenions informés de nos palmarès respectifs, très voisins.
Un matin il me dit avoir accompli un exploit, il avait descendu l'ampoule de l'éclairage public et l'abat-jour.
Cet exploit méritait une visite sur les lieux, et à midi faisant un crochet je passai vers chez lui.
Le col de cygne qui supportait le luminaire était bien seul, tout dépouillé dans le carrefour.
Le carrefour près de chez nous avait aussi son éclairage, je me devais de lui faire subir le même traitement.
Il me fallut plusieurs tirs avant d'atteindre l'ampoule qui rendit l'âme en éclatant.
L'abat-jour blanc émaillé, lui, était resté en place, il me restait à le décaniller.
Je l'atteignis plusieurs fois, chaque impact lui laissait un petit rond noir, il ne se décida jamais à tomber.
De guerre lasse je cessai le combat. Dans mon compte rendu le lendemain je ne parlai à Joseph que de l’ampoule.
Nos deux carrefours restèrent dans le noir fort longtemps.
De même comme on ne tire pas sur les ambulances, on ne tire pas sur les tasses éclopées, d'abord la cible s'est réduite, et ne tombent que de piètres éclats.
Quand les ampoules furent changées très longtemps après, la marotte des frondes était passée, et mes exploits en restèrent là.
J'eus une malencontreuse idée quand mon neveu Philippe eut huit ans.
Je lui fabriquais une fronde.
En la lui remettant, je lui fixais les règles qu'on m'avait apprises.
Un beau jour je le surpris à tirer sur une poule, bruyante remontée de bretelles d'autant que j’avais déjà remarqué des poules marchant à cloche-pied.
Je pensais qu'il aurait retenu la leçon, il n'en fut rien, le lendemain il visait une poule presque à bout portant.
Fou de rage je lui confisquais l'objet du délit, le mis en poche, et rentré dans la cuisine le jetai dans le foyer de la cuisinière.
Peu de temps après il me demanda :
« Quand vas-tu me rendre la fronde ? "
« Quand tu auras 20 ans ! "
« Euh ! y’a longtemps que tu seras mort !!! "
Un brin superstitieux, je ne dis mot à personne de cette réplique de génie.
Pour son vingtième anniversaire il faisait son service militaire.
Je lui fabriquai une fronde de luxe : élastiques achetés chez Béarn-Caoutchouc, le manche tourné avec une antenne d'auto radio nickelée.
Je lui envoyai anonymement à son régiment, il l'a reçu le jour J.
Ce n'est qu'à la permission suivante que je lui révélais la clef de l'énigme, il ne se souvenait de rien : je ne l'avais pas traumatisé !!!!